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Préjudice d’établissement : la difficile notion de famille

La nomenclature Dintilhac définit le préjudice d’établissement comme “la perte d’espoir, de chance ou de toute possibilité de réaliser un projet de vie familiale «normale» en raison de la gravité du handicap permanent, dont reste atteint la victime après sa consolidation : il s’agit de la perte d’une chance de se marier, de fonder une famille, d’élever des enfants et plus généralement des bouleversements dans les projets de vie de la victime qui l’obligent à effectuer certaines renonciations sur le plan familial”.

Bien avant la consécration de la nomenclature, les juges retenaient déjà l’existence d’un tel préjudice mais l’associaient très régulièrement avec le préjudice sexuel, sans en affirmer le caractère autonome.

Aujourd’hui, il ne fait plus de doute quant à son autonomie.

Néanmoins, bien qu’autonome, ses contours n’ont pas toujours été dessinés très clairement par la jurisprudence.

La Cour de cassation a, suite à l’établissement de la nomenclature Dintilhac, eu l’occasion de définir le préjudice d’établissement de la manière suivante (Cass. 2e civ., 12 mai 2011, n° 10–17148) :

“Le préjudice d’établissement consiste en la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap”

Cette définition a depuis été reprise par la Haute juridiction (Cass. 2e civ., 4 oct. 2012, n° 11–24789).

Toutefois, il ressort de cette définition plusieurs possibilités quant à l’interprétation du concept même de la famille telle qu’appréciée par les juges de sorte que ces derniers ont désormais de plus en plus tendance à retenir une conception élargie de vie familiale.

Tout d’abord, la jurisprudence a souhaité réparer le préjudice d’établissement de manière restrictive en retenant deux critères susceptibles de définir le “projet de vie familiale” :

  1. La perte de chance de fonder un couple : elle est appréciée en fonction de plusieurs critères comme par exemple le fait que la victime doive vivre avec ses parents ou que les séquelles soient particulièrement visibles, ne facilitant pas une rencontre affective ;
  2. La perte de chance d’avoir au moins un enfant : la jurisprudence retient généralement le préjudice d’avoir au moins un enfant de sorte que si la victime a déjà eu un enfant, elle ne sera pas indemnisée au titre du préjudice d’établissement (cette conception est aujourd’hui amenée à évoluer mais cette discussion fera l’objet d’un second article)

En outre, il est intéressant de noter que l’adjectif “normal” venant qualifier le projet de vie familiale telle que défini par la nomenclature Dintilhac disparait des derniers arrêts de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat.

C’est pourquoi, la jurisprudence a élargi le périmètre de réparation du préjudice d’établissement en incluant la perte de chance de fonder un nouveau foyer comme nouveau critère d’appréciation.

La Cour de cassation a par exemple cassé un arrêt de la Cour d’appel de Rennes en ce que celui-ci avait exclu l’indemnisation du préjudice d’établissement au motif que la victime était mère de quatre enfants, qu’elle avait pu en assurer l’éducation alors que la Cour d’appel n’avait pas recherchée si elle ne pouvait plus réaliser un nouveau projet de vie familiale, son mari étant décédé (Cass. Civ. 2ème, 4 juil. 2019, n° 18-19592).

Une arrêt similaire avait déjà été rendu dans le cas d’un père divorcé (Cass. Civ. 2ème, 15 janv. 2015, n° 13–27761).

L’existence d’une précédente union, tout comme le fait d’être déjà parent (Cass. 2e civ., 4 oct. 2012, n° 11–24789), ne semble donc pas pouvoir être opposée à la victime pour la réparation du préjudice d’établissement dans le cas où cette union serait dissoute.

En conséquence, la création prétorienne a élargi la notion de “famille” dont l’absence ou la dissolution doit être réparée au titre du préjudice d’établissement : perte de chance de fonder un couple, d’avoir un enfant, de réaliser un nouveau projet de vie familiale.

Il existe donc une multitude de situations, toutes diverses et variées, appréciées in concreto qui induisent une réparation de ce préjudice à des niveaux financiers drastiquement éloignés.

Un deuxième article sera donc consacré aux écarts financiers qui peuvent apparaître quant à la réparation du préjudice d’établissement et une analyse sera faite de certains facteurs influant sur ces montants.

Ecrit par
Maître Thomas Laurent