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Le préjudice sexuel, une autonomie discriminatoire

Le préjudice sexuel est, depuis de nombreuses années, reconnu comme un poste de préjudice autonome bénéficiant d’une réparation propre même si la Cour de cassation doit encore intervenir ponctuellement en ce sens (voir dans le cadre d’un accident du travail : Civ. 2ème, 4 avr. 2019, n°18–13.704).

Cette dernière, dans un arrêt du 17 juin 2010 (Civ. 2ème, 17 juin 2010, n°09–15.842), reprend d’ailleurs la définition de la nomenclature Dintilhac

“Le préjudice sexuel comprend tous les préjudices touchant à la sphère sexuelle, à savoir : le préjudice morphologique lié à l’atteinte aux organes sexuels primaires et secondaires résultant du dommage subi, le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l’accomplissement de l’acte sexuel, qu’il s’agisse de la perte de l’envie ou de la libido, de la perte de la capacité physique de réaliser l’acte, ou de la perte de la capacité à accéder au plaisir, le préjudice lié à une impossibilité ou une difficulté à procréer”

Cependant, bien qu’autonome, la prise en considération actuelle du préjudice sexuel n’en est pas moins critiquable, et ce, à bien des égards. Certains choix ne font qu’accentuer une discrimination potentiellement inhérente à tout préjudice de nature extra-patrimoniale.

Tout d’abord, le préjudice sexuel n’est autonome que dans son aspect permanent. En effet, la jurisprudence considère de manière constante que le préjudice sexuel temporaire est compris au sein du déficit fonctionnel temporaire. Il est difficile de comprendre en quoi la situation temporaire serait différente de la situation permanente étant précisé que le déficit fonctionnel temporaire est réparé à l’aide d’un forfait journalier généralement compris entre 20 et 30 euros. Il ressort, par ailleurs, des premières analyses que nous avons faites chez Predilex que le montant de ce forfait ne semble pas corrélé à l’existence potentielle d’un préjudice sexuel temporaire.

Une telle position des juges de la Haute Juridiction n’est surtout pas justifiable et est, au contraire, discriminante au regard des victimes les plus jeunes. Ces dernières connaissent généralement un délai de consolidation plus long se terminant entre 18 ans et 22 ans. Autrement dit, un adolescent victime d’un accident grave ne pourra être indemnisé de son préjudice sexuel qu’à partir du moment où son état est consolidé. Son développement sexuel antérieur est totalement occulté des grilles d’indemnisation aujourd’hui.

Des cours d’appel ont pu tenter d’allouer une indemnisation au titre du préjudice sexuel temporaire mais les arrêts rendus par ces dernières ont été systématiquement cassés par la Cour de cassation au motif que ce préjudice était indemnisé deux fois, ce qui est contraire au principe de réparation intégrale (Civ 2ème, 11 déc. 2014, n°13–28.774).

Une telle justification ne doit pas être rejetée de facto mais appelle alors à une plus grande transparence quant au forfait journalier retenu pour le déficit fonctionnel temporaire. Il serait intéressant de connaître la part de ce forfait qui pourrait être consacrée au préjudice sexuel temporaire.

De plus, il est intéressant de noter que les organes sexuels féminins et masculins ne sont pas traités de la même manière aux yeux du barème médical. Les travaux de Lisa Carayon, Marie Dugué et Julie Mattiussi mettent en évidence cette discrimination importante dans leur travail intitulé Réflexions autour du préjudice sexuel (Recueil Dalloz, 2017, p.2257).

Cette discrimination apparaît dès l’évaluation du préjudice sexuel par les experts et non au moment où le juge statue.

“ Une telle tendance transparaît dans la plupart des barèmes s’agissant de la fixation des taux d’incapacité pour l’évaluation du déficit fonctionnel permanent”

A titre d’exemple, le Barème indicatif d’évaluation des taux d’incapacité en droit commun du Concours médical indique “un taux d’incapacité de 20 à 25% pour la perte d’une verge tandis qu’il ne dépasse pas les 10% lors des autres atteintes”. Les autres barèmes utilisés (le barème européen, le barème pour les accidents du travails…) traduisent la même tendance.

L’impact des lésions subies par les organes sexuels féminins est donc très largement minimisé sans qu’une justification convaincante soit proposée (impact psychologique plus important pour la perte de verge, contexte socio-culturel européen…).

En outre, il paraît essentiel de relever que certains organes sexuels féminins comme le vagin ou le clitoris ne sont associés à aucun taux d’atteinte à l’intégrité physique et psychique.

L’ensemble de ces facteurs contribue indubitablement au fait que le juge soit influencé dans son approche du préjudice sexuel. Comment lui demander de juger de manière impartiale une situation déjà biaisée par le barème médical ?

Au moment où le projet de réforme de la responsabilité civile est étudié, ne serait-il pas opportun de modifier également le barème médical pour qu’il puisse intégrer efficacement et de manière plus juste les organes sexuels féminins ?

Enfin, certains éléments laissent penser qu’il existe une stigmatisation en raison de l’âge des victimes. Le mot « stigmatisation » est peut être exagéré dans ce contexte car il est possible que l’écart que nous observons en fonction de l’âge ne soit qu’une manifestation de l’inconscient des juges qui estiment qu’un préjudice sexuel est plus important chez une personne jeune qu’une personne âgée.

Comme le rappellent Claude Bernfeld et Frédéric Bibal dans la Gazette du Palais, les juges portugais “ont été condamnés sur le fondement des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 14 (interdiction des discriminations) de la Convention européenne des droits de l’Homme pour avoir réduit l’indemnisation du préjudice sexuel d’une victime de sexe féminin du fait de son âge, la requérante étant déjà âgée de 50 ans et mère de deux enfants à la date de l’opération, un âge où la sexualité n’aurait pas autant d’importance, d’après les juges portugais” (vous pouvez retrouver l’arrêt ici).

Même si les facteurs de décisions sont nombreux, en observant un nombre assez important de décisions jurisprudentielles, nous pouvons tout de même estimer que l’âge est un élément non négligeable dans les paramètres pris en compte pour calculer le montant du préjudice sexuel.

Ecrit par
Maître Thomas Laurent